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N°1 novembre 2003

POURQUOI LA POÉSIE RÉGULIÈRE ?

Si l’on cherche à cerner le mot « poésie », – non pas en plongeant vers ses origines grecques et ses significations primitives, mais plutôt comme l’a fait Diderot dans l’Encyclopédie avec le mot « beauté », – en examinant l’ensemble des phénomènes que les hommes couvrent par ce terme pour trouver ce que ces phénomènes ont en commun (car seul cet aspect commun est désigné par le mot), l’on peut constater que la poésie se distingue de la prose, non pas par son contenu, mais par la forme de son discours.

La poésie d’Homère conte les exploits héroïques, celle d’Hésiode, la généalogie des dieux et les travaux des champs, celle de Pindare et de Sapho, leurs sentiments amoureux et leurs états d’âme, celle de Xénophane, Parménide, Empédocle ou Lucrèce, leur système philosophique, celle d’Eschyle, de Sophocle ou d’Euripide, les tragédies humaines provoquées par le passage à la filiation patriarcale, celle d’Aristophane, de Boileau, de Molière, le ridicule des mœurs d’une époque, celle de Shakespeare, l’absurdité de la monarchie et du droit divin, celle des romantiques, leurs passions et leurs douleurs. Il n’est pas de sujet traité en prose qui ne puisse être traité en poésie. Ce n’est donc pas le sujet ou le contenu qui les distingue l’une de l’autre.

Par contre, si l’on examine la forme, peu importe le poète, le pays, l’époque ou la langue, il apparaît un aspect commun à toutes les poésies qui n’est pas commun à la prose. Le langage de la poésie est régulier, mesuré ou métré, rythmé ou cadencé, et très souvent rimé, alors qu’un discours en prose reste libre, sans contraintes particulières au niveau de la forme, hormis celles provenant de la syntaxe. Sans le moindre doute, la poésie tient son caractère régulier et rythmé de sa parenté avec la musique qui, à cause de ses mesures, ne peut s’accorder avec la prose.

La poésie contenant dans son essence la notion de la régularité et celle de la contrainte, l’expression « poésie libre » est une contradiction en soi, un non-sens flagrant, une absurdité pure et simple, digne d’autres absurdités du vingtième siècle, où les toiles blanches ou monochromes sont appelées « peinture » et les bruits immondes, « musique ».

Par quel glissement de sens arrive-t-on à de telles absurdités ? Depuis toujours, le raisonnement qui veut aboutir à un non-sens en soi, pour le présenter comme une vérité, procède par cette même ruse que Zénon avait déjà trouvée au qutrième siècle avant la nouvelle ère : présenter un aspect secondaire du phénomène comme s’il s’agissait de l’aspect principal ou essentiel. Si l’on détermine les entités « Achille » et « lapin » selon leur seul aspect commun « course rapide » pour tirer des conclusions sur l’ensemble de leur être, on arrive facilement à la conclusion : Achille court vite, le lapin court vite, donc Achille est un lapin (selon l’axiome A = B, C = B, donc A = C). En réduisant toute la poésie aux seuls aspects de la poésie romantique, on arrive sans le moindre problème à affirmer : poésie = effusion de sentiments, prose sentimentale = effusion de sentiments, donc poésie = prose sentimentale.

Ceux qui pratiquaient ce type de raisonnement s’appelaient, dans l’antiquité, « les sophistes », au temps de l’ancien régime, « les jésuites », au vingtième siècle, « l’avant-garde artistique ».

Cette réduction du « mot » poésie aux seuls aspects de la poésie romantique a commencé dès la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Par ailleurs, dans le domaine de la forme poétique, – comme l’expression des passions s’accorde moins bien que la raison avec l’ordre et la mesure, – les poètes romantiques commençaient déjà à prendre des libertés avec les règles de la versification. Les césures de leurs décasyllabes et de leurs alexandrins ne se situent pas au même endroit d’un vers à l’autre, les alexandrins ont parfois deux césures, l’hémistiche n’est pas respecté, le découpage logique ne suit plus le découpage en vers, la syntaxe ne suit plus la prosodie, et l’effusion de sentiments fait sauter les entités linguistiques d’un vers à l’autre ou d’une strophe à l’autre en provoquant partout des enjambements et des rejets.

Le Professeur Backès a parfaitement décrit les conséquences de cette démarche dans les termes suivants : « D’autre part, il devient de plus en plus difficile de faire sentir, en déclamant, les fins de vers et les césures. Or la poésie, à cette époque-là beaucoup plus qu’aujourd’hui, est connue et diffusée par la lecture à haute voix. Faut-il marquer la césure dans un vers où elle ne correspond à aucune coupe ? Faut-il marquer la fin du vers dans tous les cas ? Faut-il ou non faire l’enjambement ? La discussion se poursuit toujours, et les professionnels de la diction sont là-dessus très partagés. Si le diseur choisit le rythme de la phrase, le rythme du vers n’est plus audible, et l’on finit par se demander pourquoi le vers existe. Si le diseur choisit le rythme du vers, il provoque la stupéfaction d’une grande partie du public, qui ne comprend pas pourquoi la langue, sa langue, est torturée de semblable façon. Dans un cas comme dans l’autre, on a l’impression d’un artifice. » (Les vers et les formes poétiques dans la poésie française, Hachette, Paris 1997)

Lorsque les rejets et les enjambements étaient généralement admis et même prisés par les poètes, ni les rimes ni la mesure des vers n’étaient plus saisissables et par conséquent on pouvait s’en passer. Dans l’étape suivante de la décomposition de la forme poétique – la rime n’y était plus.

Si la poésie est réduite à l’effusion des sentiments, si, à cause des rejets, des enjambements et de l’absence de rime, on ne peut plus reconnaître la fin d’un vers et le commencement de l’autre, la différence entre une telle poésie et la prose poétique devient quasiment inexistante et l’on n’a plus besoin de compter les syllabes : toute prose poétique peut désormais être découpée arbitrairement en « vers » dont le nombre de syllabes n’obéit à aucune règle et dont les syllabes finales ne riment pas. En dépouillant la poésie de son essence, on appellera toujours ce nouveau fantôme – la poésie.

Ce glissement de sens, – ou plutôt cette défaite du « bon sens rassi », pour parler comme Villon, – s’est opéré dès la fin du dix-neuvième siècle et pendant la première moitié du vingtième siècle pour faire admettre, à la deuxième moitié du vingtième siècle, cette absurdité nommée « poésie libre ».

Lorsqu’on cherche à faire passer l’absurdité pour une chose normale, c’est la raison même qui est visée. Plusieurs fois dans l’histoire la raison était placée en plus haute estime ; on peut évoquer la Grèce classique, la Renaissance Italienne, l’art classique français, le siècle des lumières, pour ne citer que les cas les plus significatifs. Mais la mise en cause de la raison a été aussi fréquente. La décadence des aristocrates en Grèce démocratique, des derniers Ptolémées en Egypte, des empereurs romains à la fin de l’empire, ou celle des nobles d’ancien régime a toujours eu pour conséquence la destruction de la raison et le recours aux ruses de Zénon. De même, la décadence de la société bourgeoise qui est arrivée à son stade ultime, où toute valeur matérielle, intellectuelle et morale n’est plus qu’une marchandise, où la corruption est la règle, car tout est monnayable, – faut-il s’en étonner ? – elle aussi cherche à démolir la raison pour nous plonger dans l’absurde ?

De grands poètes du passé ont toujours protégé les valeurs humaines et poussé en avant l’humanité dans son ensemble. Quiconque veut suivre leur exemple doit s’opposer à la décadence actuelle, prendre part à la critique de notre société et défendre la poésie régulière. Il est regrettable qu’en ce début du vingt et unième siècle, pour se désolidariser de ce terme absurde « poésie libre », ou tout simplement pour être compris, l’on soit obligé d’employer ce pléonasme « poésie régulière ».

Par S. Kojovic